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Aube (Illuminations, 1873-1875)


Aube

    
      J'ai embrassé l'aube d'été.
     Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
     Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins: à la cime argentée, je reconnus la déesse.
     Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. À la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
     En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
     Au réveil il était midi.

 

     
     Le fil directeur de ce récit, c'est l'extension progressive de la lumière. Le narrateur se promène à l'aube, un jour d'été. La nuit domine encore (elle résiste, comme l'indique la métaphore militaire : "Les camps d'ombre ne quittaient pas la route des bois") ; mais la nature commence à se réveiller sous les pas du promeneur. Pendant qu'apparaissent faiblement les "blêmes éclats" des premières lueurs du jour, le narrateur entre en communication avec une fleur ("une fleur qui me dit son nom"). Les oiseaux s'éveillent à leur tour ("et les ailes se levèrent sans bruit"). La lumière atteint les parties hautes du paysage (la cime des arbres, le sommet de la cascade) qui s'argentent ou blondissent sous l'effet des rayons. Traduit métaphoriquement, c'est l'apparition d'une déesse ("je reconnus la déesse"). La lumière s'étale progressivement sur la plaine et sur les toits de la ville ("elle fuyait parmi les clochers et les dômes"), le coq chante ("je l'ai dénoncée au coq") : on assiste à une sorte de chasse érotique sur les traces de la déesse. L'enfant rattrape enfin l'aube qui fuit "en haut de la route, prés d'un bois de lauriers" et il tente de la prendre dans ses bras. Mais ce moment de l'étreinte est un peu comme un évanouissement : c'est la chute "au bas du bois". 
    
À travers l'énergie déployée par l'enfant, double de l'auteur, l'expérience poétique (visionnaire ou onirique) apparaît avant tout comme un travail, une "entreprise" ("la première entreprise fut ..."), une activité consciente de l'imagination, s'opérant à travers l'écriture ("l'hallucination des mots", dit Rimbaud dans Alchimie du verbe).
C'est l'enfant qui par son action fait lever le jour. C'est sa marche qui réveille la nature endormie. Il a le don de comprendre le langage des fleurs (le poète prête un langage à la fleur comme il donna jadis une couleur aux voyelles, le mot rappelle la pratique raisonnée de l'hallucination qui fait partie du programme du "voyant"). C'est encore lui qui dévoile la déesse (c'est à dire à la fois qui la dénude et qui l'annonce) en levant "un à un ses voiles", "en agitant ses bras", puis en faisant chanter le coq. C'est lui qui la "chasse" à travers la ville, provoquant l'extension du jour au détriment de la nuit jusqu'à sa victoire finale, à "midi". Doté du pouvoir de commander à la nature, il se comporte comme s'il était lui-même le chef d'orchestre, l'ordonnateur du fabuleux spectacle de l'aube.

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