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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Première partie - DU SIGNAL AU SIGNE
 
 
 

L'univers comme histoire peut se diviser en trois grands moments. Au commencement était le signal, lequel règne depuis dix milliards d'années environ. Ensuite, voici trois ou quatre milliards d'années, s'est amorcé un second temps, qui a fini par provoquer une seconde origine: au commencement était le stimulus-signal. Enfin, voici quelques millions d'années, il y eut une troisième émergence, obligeant à dire: au commencement était le signe. Du signal au stimulus-signal et au signe, il existe une continuité certaine. Mais entre le signal et le stimulus-signal, et entre celui-ci et le signe il y a également un abîme. Il faut s'arrêter aux deux premiers pour saisir l'originalité du troisième.

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La main de Pech-Merle est une empreinte inscrite volontairement. Pour autant elle est un vrai signe. Et d'autant plus riche que ce signe signifie justement la main, c'est-à-dire la partie du corps qui va être initiatrice d'un grand nombre d'autres signes. L'homme préhistorique, dans ses images et ses symboles, fut d'emblée attentif aux fondements premiers de la signification.
 
 
 
Chapitre 1 - LE SIGNAL ET LE STIMULUS SIGNAL
 
 
 

Dans les premiers temps du monde, ceux qui ont précédé l'apparition de la vie, il y avait bien déjà des événements, vu qu'il se produisait des différences, que ce soit de chaleur, de masse, d'énergie électromagnétique, de radioactivité, lesquelles faisaient que quelque chose avait lieu, que quelque chose se passait, arrivait. Et ces événements étaient déjà des informations au sens large du terme, puisque l'ordre qu'ils comportaient influençait d'autres événements, leur imprimait d'autres mises en forme, les informait. Il régnait donc également des signaux, c'est-à-dire des phénomènes physiques par lesquels les informations étaient transmises, depuis l'événement initial, informateur, jusqu'au phénomène final, informé. Ainsi l'univers était un théâtre avec des acteurs minuscules ou géants jouant des rôles: orages, bombardements de particules, réactions chimiques, faisant et défaisant les astres et les champs d'énergie.

Cependant, ce théâtre était sans spectateur. A moins qu'on considère les grands amas de matière comme des êtres doués d'une certaine unité organique, et pour autant d'une certaine conscience; les anciens et Leibniz pensaient des choses semblables, et leurs vues sont parfois reprises aujourd'hui par des astrophysiciens. En ce cas, les signaux charriant les informations d'un événement à l'autre auraient été, en un sens qui nous échappe, ressentis par divers foyers de l'univers; il y aurait toujours eu, et il y aurait toujours, dans l'immensité des phénomènes cosmiques, des acteurs et des spectateurs d'un genre particulier [1].

Quoi qu'il en soit, l'origine du monde et le signal ont pour nous partie liée. Ce qu'on appelle parfois l'horizon de l'événement est le lieu le plus éloigné d'où un signal puisse nous parvenir. On calcule cette distance. Il suffit de remarquer que l'univers est vieux d'environ 1010 années, et que le signal le plus rapide fait 300.000 km à la seconde, qu'il soit onde lumineuse ou onde radio. L'horizon de l'événement est ainsi à 1023 km de nous, et c'est donc dans un sens très rigoureux, articulé par un chiffre de temps et un chiffre d'espace, que l'on peut dire qu'au commencement était le signal.

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Le ciel étoilé, lieu premier et éternel du signal. Et pour autant matière privilégiée du signe: nébuleuses (d'Andromède), constellations (Orion), étoiles singulières (Aldebaran). Toutes divinités.
Photo I.P.S., Paris.
 

 

Le stimulus-signal

 

Une première révolution fut introduite avec l'apparition de la vie, lorsque le récepteur du signal devint beaucoup plus complexe. Avant la vie, les amas stellaires et planétaires, ou les grands champs magnétiques et gravitationnels, même si on les suppose doués d'une certaine conscience, devaient disperser rapidement les informations particulières qu'ils recevaient; et les réactions chimiques avaient beau être déjà des réactions, c'est-à-dire comporter des actions en retour relativement stables et originales, les parts de l'informateur et de l'informé, de l'ensemble et des éléments, y étaient d'ordinaire très enchevêtrées. Au contraire, avec l'avènement du règne végétal, et plus encore du règne animal, l'information se fait précise et la réaction de plus en plus retardée et différenciée.

C'est pourquoi on a parlé dans ces cas, du moins quand ils sont suffisamment élaborés, de signaux stimulateurs, ou de stimuli-signaux. Un aigle qui fond sur sa proie est mis en branle par une information très déterminée: tel contraste de forme et de fond évoluant à telle vitesse; et cette information provoque, dans l'organisme et en particulier dans le système nerveux, des phases d'action chacune complexe. Dans cet exemple, c'est surtout les mouvements de la proie (le signal) et du prédateur (la réaction) qui frappent; mais dans d'autres ce peut être la transformation du milieu, comme quand les castors élaborent un gîte très sophistiqué. Encore les réactions des animaux ne se limitent-elles pas à ces performances totalement ou largement innées. A mesure qu'on monte dans les espèces s'accroît la capacité d'acquérir des comportements nouveaux, liés aux stimuli-signaux primitifs par des conditionnements et des renforcements; c'est l'apprentissage. Les singes mangent sans doute nativement des tubercules; mais lorsqu'une jeune femelle, dans le groupe des macaques de Kyushu, eut par hasard trempé des tubercules dans l'eau salée et qu'elle en eut trouvé le goût à sa convenance, cette innovation culinaire fut adoptée du moins par les singes jeunes, et ainsi inscrite dans la «culture» du groupe, au point d'être transmise aux générations suivantes.

Néanmoins, malgré leur richesse, les réactions aux stimuli-signaux et les comportements appris gardent dans leur déroulement quelque chose de fatal: comme le disent les éthologues, nous restons là dans l'ordre des déclencheurs, des releasers, directs ou indirects, inconditionnés ou conditionnés. Il n'intervient pas ou guère d'arbitraire, de convention, ni même d'approximation et de déplacements fréquents. Par exemple, des abeilles qui ont découvert des provisions font des danses qui stimulent leurs consoeurs à aller chercher leur provende dans telle direction, à telle distance, et en une troupe plus ou moins nombreuse selon la quantité repérée. Mais cela reste dans des suites obligées, celles-ci se modifiant seulement avec les variétés d'abeilles et les climats. C'est même trop de dire que les éclaireuses communiquent à leurs consoeurs un «message» de «distance», de «direction» et de «quantité». Elles déclenchent seulement une action collective appropriée, comme nous venons de le formuler.

C'est là que va survenir dans le cours du monde une révolution aussi décisive que l'avait été celle de la vie: l'apparition du signe, contemporaine de l'apparition de l'homme. Cette affirmation n'est pas ébranlée par le fait qu'actuellement on considère l'avènement de l'homme comme plus progressif qu'on ne l'avait cru d'abord, et qu'une fois le signe installé dans l'espèce humaine, des animaux puissent y être induits, comme en témoignent les éducations récentes de singes supérieurs, pour autant humanisables, on ne sait pas encore jusqu'à quel point [2].

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Une migration de rennes, engageant des espaces et des temps considérables, montre l'ampleur de l'organisation à laquelle peuvent atteindre les stimuli-signaux.
Photo I.P.S., Paris.
 
 
 

Henri Van Lier
Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Ruyer (R.), La Gnose de Princeton, Paris, Fayard, 1974
[2] Centre Royaumont, L'Unité de l'homme, Paris, Seuil, 1974.